Peut-on vraiment faire du Morgon sans soufre aujourd’hui ? Entre éthique, technique et goût

13 juillet 2025

Aux origines d’un débat : le soufre, compagnon d’hier et d’aujourd’hui

Depuis l’Antiquité, le soufre (SO₂) accompagne le vin. Romains et Grecs l’utilisaient pour nettoyer amphores et tonneaux. Au fil des siècles, il s’est imposé comme bouclier contre l’oxydation et les déviations microbiennes. En France, la première réglementation remonte au XVIII siècle. Aujourd’hui, l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV) autorise un maximum de 150 mg/l de SO₂ total pour les rouges.

Si le soufre reste la norme, une poignée de vignerons, notamment en Beaujolais, expérimentent depuis les années 1990 des vinifications sans ajout, surfant sur une double vague : recherche de pureté aromatique et retour à des gestes paysans plus bruts. À Morgon, cette démarche ne laisse personne indifférent. Pourquoi ici, cela semble pertinent ? Parce que ce cru, par sa structure, sa matière et son identité, se prête à la question mieux que d’autres.

Le terroir de Morgon, solide point d’appui

Les 1 100 hectares du cru Morgon s’étendent autour du célèbre coteau du Mont du Py. Là, granits et schistes décomposés dessinent un profil minéral singulier à la cuvée. Le Gamay y prend parfois des airs de pinot par sa finesse, mais garde l’ossature d’un vrai vin de garde.

  • Argile et manganèse, très présents, signent des vins à la fois charnus, vibrants et résistants à l’oxydation, d’après la géologue Sylvie Borel (source : Institut Français de la Vigne et du Vin).
  • Des pH d’un bel équilibre (3,30-3,60 sur les derniers millésimes vinifiés sans soufre), inférieurs à beaucoup de crus du Sud Beaujolais, modèrent les risques microbiens selon La Revue du Vin de France (2021).
  • Des rendements souvent maîtrisés (autour de 45 hl/ha sur 2022 selon l’ODG Morgon), gages de concentration et de structure, jouent en faveur d’une vinification naturelle.

Ce fond géologique robuste, couplé à la variété Gamay, permet d’obtenir des vins naturellement protégés, avec tannins et acidité suffisants pour résister sans filet. Ce n’est pas un hasard si c’est à Morgon qu’on trouve des figures aussi pionnières que Marcel Lapierre ou Jean Foillard.

Vinifier sans soufre : quels gestes, quels risques ?

Produire sans ajout de SO₂ bouleverse trois moments clés de la vinification :

  • Réception vendange : pas de grain blessé ; vendange manuelle impérative.
  • Fermentation : température et levures indigènes à surveiller. Très peu de macérations longues (souvent 10 à 18 jours).
  • Soutirage et élevage : hygiène poussée. Risque principal : la déviation « souris » (goût de noix/rongeur).

À Morgon, ce savoir-faire s’est bâti par essais, erreurs, innovation. Dès les années 1980, Marcel Lapierre, mentor de la “Bande à Lapierre” (avec Thévenet, Foillard, Breton), expérimente des mises en bouteille sans soufre. Son constat est simple : la vigne saine, bien conduite, permet de limiter le SO₂.

Depuis, les outils analytiques ont progressé. Le labo Dubernet, à Montpellier, recense en 2023 près de 120 échantillons de Beaujolais sans soufre : 63% présentent moins de déviations organoleptiques notables que leurs équivalents classiques (source : Syndicat des analystes œnologiques).

Aujourd'hui, la plupart des domaines qui tentent l’aventure pratiquent un tout-petit ajout au moment de la mise, par sécurité (5 à 20 mg/l), loin des doses autorisées. On peut citer le travail de Jean Foillard : sur le millésime 2020, sa cuvée Cote du Py sans soufre atteint à peine 10 mg/l de SO₂ total (source : fiche technique domaine).

Entre vérité du fruit et zèle du marché : la dégustation comme juge de paix

Dans le verre, qu’est-ce que le “Morgon sans soufre” raconte ? À l’aveugle, sur millésimes récents (2019-2022), les différences sautent souvent au nez, parfois moins en bouche.

  • Au nez : explosion du fruit, notes de pivoine, violette et groseille. Moins d’arômes évolués (cuir, sous-bois) en prime jeunesse.
  • En bouche : croquant, juteux dès l’attaque, mais attention à l’équilibre : l’absence de SO₂ fragilise la texture si la matière de base n’est pas parfaite.
  • Sur le temps : certains Morgons sans soufre (Lapierre, Foillard, Descombes) vieillissent sur 4 à 6 ans sans faiblir, mais les accidents (réduction prononcée, oxydation prématurée) ne sont pas rares sur cuvée mal née ou mal gardée.

La critique anglo-saxonne salue l’énergie tactile de ces vins : Jancis Robinson cite le Morgon Nature de Lapierre comme “exemple d’une gourmandise animale, vibrante, qu’il serait criminel d’uniformiser”. En France, Patrick Maclart, sommelier, aime ces vins pour leur “franchise, qui n’a plus rien à cacher derrière la sophistication”.

Des chiffres et une réalité commerciale à deux vitesses

En 2023, on estime à 14% la part des cuvées de Morgon commercialisées “sans soufre ajouté” (Source : Union Interprofessionnelle Beaujolais), une part en hausse (7% en 2017). Mais attention : ce chiffre masque une diversité extrême d’interprétations :

  • Mode “nature” intégral : pas de soufre ajouté, ni pendant ni avant la mise.
  • Version “tolérance zéro accident” : ajout minimal avant mise (SO₂ total sous les 20 mg/l), rarement indiqué sur la contre-étiquette.
  • Quelques domaines jouent la carte “expérimentale” sur parcelles spécifiques ou petites cuvées, testant la réceptivité du marché (ex : Le Chai, David Beaupère, Chamonard…)

La conséquence ? Un embouteillage sémantique et marketing. Le consommateur – qu’il soit néophyte ou averti – doit apprendre à lire entre les lignes. Une absence de mention ne signifie rien : la réglementation n’impose aucune transparence. Pour s’y retrouver, seuls le bouche-à-oreille, la presse spécialisée (Raoul Salama, Bettane & Desseauve…), ou des cavistes habitués, offrent des repères clairs.

Morgon sans soufre : une tendance vraiment durable ?

Toute tendance forte soulève sa part de mythes. À Morgon, la vinification sans soufre est-elle là pour durer ? Plusieurs facteurs plaident pour sa pérennité.

  1. Un ancrage générationnel : la filière transmission fonctionne à plein. Sur la dizaine de domaines historiques engagés, plus de la moitié sont désormais repris ou co-dirigés par la génération suivante (cas des domaines Lapierre, Saint Cyr, Bouland...).
  2. L’influence internationale : le dynamisme du vin nature, né au Japon, aux USA ou à Londres, tire la demande. Les exportations de Beaujolais sans soufre ont doublé en 6 ans (source : FranceAgriMer, 2023).
  3. L’amélioration des outils d’hygiène et de suivi : l’arrivée de plateformes analytiques mobiles (ex. WINEOX IDF, LimsOnLine) facilite l’autocontrôle, limitant écarts sensoriels dans le temps.
  4. La prise de conscience écologique : la réduction des intrants s’intégrant à la logique bio/dynamique, désormais majoritaire chez les nouveaux installés (71% d’environ en 2022 sur Morgon selon l’INAO).

À l’inverse, cette tendance a ses plafonds : d’abord, la difficulté à assurer la régularité d’un millésime à l’autre ; ensuite, l’exigence logistique (stockage, transport à température contrôlée) coupe certains vignerons des circuits longs. Enfin, le goût du consommateur reste déterminant : tout le monde n’est pas prêt à troquer stabilité contre vivacité.

Pistes pour l’avenir : vers des Morgons plus lisibles et assumés

Au terme de trois décennies d’essais, la vinification sans soufre s’est installée à Morgon comme une option exigeante, pas comme un dogme. Les meilleurs réussissent la synthèse : des cuvées lisibles, à la fois gourmandes, fidèles au fruit du cru, et capables de vieillir sans perdre leur charme.

Pour autant, la route n’est pas tracée d’avance. Renforcer l’information au consommateur, éviter la caricature “nature = supériorité morale”, continuer la recherche collaborative (INRAE, chambres d’agriculture) autour des levures indigènes et du suivi des déviations, tout cela sera crucial pour crédibiliser cette voie.

Finalement, le Morgon sans soufre est à son image : vibrant, sincère, imparfait mais courageux – et, comme ses vignerons, plus soucieux de transmettre la richesse de leur terroir que de surfer sur une mode. Voilà une tendance qui, loin des slogans, pourrait bien s’installer durablement sous le signe du dialogue entre technique, éthique et goût.

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